Légende : Une loi adoptée en 2009 exige que 30 pour cent des aliments achetés par le gouvernement brésilien pour les écoles, les centres communautaires et les organismes de charité proviennent de petites exploitations agricoles familiales. Photo : Hannah Wittman
Lorsqu’Hannah Wittman a effectué ses premiers voyages au centre du Brésil il y a plus de dix ans, elle a été stupéfiée de remarquer la ténacité des petits exploitants de fermes familiales qu’elle y a rencontrés. Ces gens s’étaient vu octroyer des lopins de terres par le truchement d’une disposition constitutionnelle qui était entrée en vigueur au cours des années 1980. L’objectif d’alors était d’exproprier des terres inutilisées dans le cadre de la réforme agraire. Cependant, ces travailleurs sans terre se sont butés à des conditions tout à fait indésirables selon les normes régissant l’agriculture : des sols pauvres et haut perchés en forêt, loin des marchés urbains.
Mais ils ont réussi l’impensable. Depuis les dix dernières années, Mme Wittman, professeure agrégée en alimentation, nutrition et santé à l’université de la Colombie-Britannique (UBC), observe que bon nombre d’entre eux ont passé d’un revenu de subsistance à un revenu adéquat grâce à un programme gouvernemental unique qui permet de les relier aux écoles locales.
Le programme national de repas scolaires du Brésil nourrit les enfants depuis plus de cinquante ans. Lancé en 1955 en tant que stratégie sociale visant à atténuer les effets sur la pauvreté, le programme s’est élargi ces dernières années pour devenir un outil de développement économique.
En 2003, sous la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva, le Brésil a lancé un programme public d’acquisition des aliments qui touchent non seulement les écoles, mais aussi les centres communautaires, les banques alimentaires et d’autres associations caritatives. Puis, en 2009, le parlement a adopté une nouvelle loi exigeant que 30 pour cent des aliments achetés par le gouvernement fédéral proviennent de petites exploitations agricoles familiales. Cette année, la valeur des acquisitions d’aliments auprès de 130 000 petites exploitations agricoles familiales s’élève à 337 millions de dollars.
L’approche du Brésil a attiré l’attention d’Olivier de Schutter, l’un des grands maîtres à l’échelle mondiale du domaine de la sécurité alimentaire et rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation. Le Brésil occupe une place prédominante dans son plus récent rapport intitulé The Power of Procurement (anglais) [http://www.srfood.org/images/stories/pdf/otherdocuments/20140514_procurement_en.pdf]. Le document invite les gouvernements à participer à la mise sur pied d’un système alimentaire plus équitable en créant des marchés pour l’agriculture locale et durable avec les institutions publiques : écoles, hôpitaux, campus. Que ce soit sous l’angle de la santé, de l’éducation ou du développement économique, note le professeur, l’acquisition locale d’aliments à l’échelle fédérale est un investissement judicieux.
Quant à Mme Wittman, elle suit l’évolution du programme et son impact sur les agriculteurs du Brésil. Dans l’entrevue qu’elle a accordé à De la ferme à la cafétéria Canada, elle partage ce qu’elle a appris de ce programme novateur et ce dont nous pourrions à notre tour tirer profit.
Comment tout cela fonctionne-t-il?
Les deux programmes [le programme national de repas scolaires et le programme public d’acquisition des aliments] sont des avenues institutionnalisées qui permettent aux petits exploitants agricoles à très faible revenu, qui autrement n’en auraient pas les capacités, de fournir leurs produits à la communauté locale. Le gouvernement fédéral, par l’entremise de ces programmes, contribue financièrement à la mise sur pied de systèmes alimentaires à l’échelle locale, à l’organisation logistique sur le plan municipal et au processus d’organisation de coopératives d’agriculteurs.
Imaginons cela comme un ensemble composé de trois éléments : aux deux éléments ci-dessus manque un troisième. Les agriculteurs doivent pouvoir mettre en commun leur production pour pallier leur insuffisance individuelle. Ils ont besoin aussi de compter sur une logistique au plan municipal, ne serait-ce que pour l’accès à des routes, des ponts et des entrepôts adéquats, et un endroit pour le tri et le nettoyage des aliments. Puis, il leur faut l’aide financière du gouvernement fédéral pour prendre en charge l’achat des aliments.
De quelle façon ce programme profite-t-il aux agriculteurs avec qui vous avez travaillé?
Nous avons effectué une évaluation détaillée de la façon dont les méthodes d’exploitation agricoles profitent du programme. Nous avons fait une enquête auprès des agriculteurs qui participent [au programme] et auprès d’autres qui ne participent pas. L’un des résultats les plus intéressants est que le système de production des agriculteurs qui participent au programme est beaucoup plus diversifié. Leur variété de produits est plus grande et leur revenu légèrement supérieur. Cela leur permet d’atténuer certains effets. Par exemple, si une récolte est déficitaire, d’autres prennent la relève. En général, les agriculteurs sont très satisfaits du programme. Ils y gagnent un bien meilleur revenu que s’ils utilisaient un intermédiaire ou un distributeur en gros, dont beaucoup d’ailleurs délaissent les régions très rurales.
Comment peut-on comparer cela avec le contexte canadien?
Ici au Canada, les élèves et les parents nous disent qu’ils veulent des aliments locaux dans leurs écoles et la Loi sur les aliments locaux [en Ontario] http://www.ontla.on.ca/web/bills/bills_detail.do?locale=fr&BillID=2754 marque notre volonté d’avoir des aliments locaux dans nos écoles, mais nous ne mettons pas en place le bon mécanisme pour y parvenir.
Je crois que le système de distribution est l’élément-clé du casse-tête. Ce que nous avons ici, c’est un système de distribution en gros qui rémunère très peu les agriculteurs. La solution de remplacement serait un marché d’agriculteurs. Il manque un élément au milieu. Cet élément assurerait une liaison entre les produits locaux sous marque et les acheteurs institutionnels, tout en jouant aussi une fonction distributive. Il pourrait s’agir d’une coopérative de commercialisation, d’un pôle alimentaire ou d’un organisme à but non lucratif qui pourrait offrir ce service.
Au Brésil, c’est le gouvernement qui joue ce rôle. J’ai remarqué au fil de l’évolution du programme que les administrations municipales disaient : « Bon, pendant les deux prochaines années, nous allons envoyer un camion une fois par semaine ». Et puis, j’ai vu au bout d’un moment après la mise en place du programme que les agriculteurs s’étaient suffisamment organisés pour posséder leurs propres camions.
Ces gens qui produisent une grande quantité d’aliments sains et de qualité les vendaient aux abords des localités avoisinantes. Ils ne leur manquaient qu’un moyen pour les acheminer directement aux écoles. Maintenant tout le monde y gagne. D’abord les villes, parce que les gens peuvent accéder à des aliments locaux plus frais et respectueux de la culture ambiante, puis, la communauté, parce que les producteurs en tirent un meilleur revenu. Cette entrée de fonds peut ensuite est réinvestie dans la communauté, dans les exploitations agricoles.
Y a-t-il des gens parmi ceux que vous avez rencontrés qui vous ont inspirés particulièrement?
En fait, tous m’ont inspiré. Ces gens sont une grande source d’inspiration. Je parle de gens qui ne possédaient rien. C’étaient les plus pauvres parmi les plus pauvres du Brésil. Ils n’avaient aucune terre, aucun emploi. Une disposition constitutionnelle du Brésil prévoit que si une terre est exploitée de façon non productive, elle est redistribuée aux gens qui n’ont pas de terre; cette façon de faire existe depuis les années 1980. Ces gens se sont alors retrouvés avec des lopins de terre de piètre qualité et très haut perchés en forêt, mais après toutes ces années ils en ont fait des terres productives.
Ils ont pu donner cette productivité à leurs terres sans l’aide du programme, mais c’était une agriculture de subsistance. Leur plus grand défi était donc : comment commercialiser nos produits si on n’a pas de système de distribution? Et ils n’avaient aucun moyen d’amasser de l’argent. Ce que le programme a permis, c’est de leur offrir la pièce manquante de la structure de distribution et après, de leur procurer des moyens de subsistance qui à leur tour soutiennent le développement économique local. Le niveau d’activité économique est maintenant rehaussé. Beaucoup de ces agriculteurs affirment que ces programmes publics d’achats sont l’une des plus belles choses qu’il leur est arrivé.
Comment pourrions-nous à notre tour en tirer profit?
Je trouve aberrant de constater que le Canada est le seul pays du G8 qui n’a pas de programme d’alimentation scolaire. Un de mes étudiants du Brésil veut explorer les systèmes alimentaires dans les écoles et une de ses tâches consistera à examiner pourquoi le Canada ne dispose pas encore de programme d’alimentation scolaire.
Ce qui est intéressant, c’est qu’au Brésil les nutritionnistes des villes ont influencé son adoption [le programme public d’acquisition des aliments]. Les agriculteurs le demandaient depuis de nombreuses années. En 2003, un nouveau gouvernement est arrivé et les nutritionnistes des villes ont donné leur appui au projet. Le programme établit un lien entre les nutritionnistes du milieu urbain et les entreprises locales. Il crée un lien entre le développement socioéconomique et la santé. J’y vois une jolie coordination entre le secteur de la santé publique et le secteur agricole qui autrefois était compartimenté en de multiples univers. Ils ont compris qu’ils pouvaient s’unir et parler d’une même voix.